Le tigre bleu de l'Euphrate

 

Nous sommes allées voir une pièce de théâtre au Volcan avec nos professeurs de français. Nous vous racontons l'histoire du tigre bleu, animal mythique s'il en est, faisant ce qu'il veut, où il le veut, quand il le veut : la liberté totale et absolue. C'est ce tigre que rencontre un jour Alexandre Le Grand, au bord de l'Euphrate, d'où le nom de la pièce. C'est ce tigre qu'il veut suivre, à qui il veut ressembler. C' est ce tigre qu'il suit jusqu'au fleuve Hyphase et c'est ce tigre qu'il abandonne sur ces berges afin de ramener ses soldats en Grèce. Mais, même sans ses soldats, Alexandre aurait pu franchir le fleuve et s'en aller vers le Gange. Il ne le fit pas et resta hanté par cette décision qu'il ne sut pas prendre.

Maintenant, Alexandre va mourir, et dans le secret de sa chambre, il converse avec le dieu des morts et lui raconte sa vie. Lui raconte ses champs de batailles, les nombreux morts qu'il a laissés derrière lui, les visages qui le hantent. Pendant longtemps, il parle. Puis il finit par mourir, malade et épuisé. Mais il aura laissé une trace de son esprit si double, si trouble: le destructeur et le bâtisseur, le guerrier et l'homme d'art, tout cela, il l'a été, et lui, pas plus qu'un autre ne pourrait l'expliquer.

Chose étrange,Alexandre naquit trois fois. La première fut banale, il sortit du ventre de sa mère , ce qu'ont fait tous les êtres vivants et ayant vécu sur cette terre,il naquit pour la deuxième fois, le jour où il se retrouva sur un champ de bataille. Il combattait Darius, le roi des Perses. Il le dit lui-même: «Si Philippe me donna la vie, c'est Darius qui me donna la gloire». Et il fit construire un temple avec gravé sur le fronton: «Ici est né Alexandre pour la deuxième fois, des pleurs de Darius sur la terre d'Asie». La troisième fois fut en Égypte. Alexandre marcha dans le désert pendant deux jours sans manger ni boire. Il voulait mourir, se méprisant lui-même, mais les dieux ne le voulurent pas et firent un miracle, dans le désert si sec, il se mit à pleuvoir et Alexandre arriva à une oasis. Pendant le retour jusqu'à Alexandrie, il marqua sur le sable: « Ici est né pour la troisième fois Alexandre, qui voulait mourir mais que les dieux sauvèrent».

Mais, pendant qu'Alexandre était en Égypte, Darius, le roi des Perses préparait sa revanche, et les deux armées se rencontrèrent à Gaugamèles. Gaugamèles où les grecs furent terrifiés par les éléphants avant de comprendre comment les abattre. Gaugamèles où l'armée perse lança sa cavalerie scythe pour que les Grecs déplorent autant de morts qu'eux. Et Darius s'enfuit. Et Alexandre prit possession de Babylone, le joyau de l'empire perse. Babylone où il mit pied à terre pour la première fois depuis l' Égypte. Babylone où il apprit à connaître Darius à travers tout ce que le roi des perses avait touché, avait aimé. Babylone où il s'endormit. Babylone où il oublia sa soif de conquête. Babylone où il oublia son désir de voir le Gange.

Il fut réveillé brutalement. Darius dans sa fuite avait été capturé. Darius qu'Alexandre considérait désormais comme son frère. Darius qui avait construit, aménagé, et décoré le magnifique palais dans lequel vivait le grand conquérant.

Darius aux mains de trois de ses anciens vassaux: Zatibarzanès, Barsaentès et Bessos. C'était plus que ce ne pouvait supporter Alexandre. Il fonça sur les parjures. Zatibarzanes s'arrêta. Fortifia ses murailles et attendit. Attendit le choc. Attendit l'armée d'Alexandre, ce raz-de marée qui submergea tout. Et Alexandre reprit sa course. Ce fut au tour de Barsaentès de s'arrêter. Ce fut son tour de fortifier ses murailles et d'attendre le choc. Ce fut son tour de voir arriver un ouragan dévastateur. Et Alexandre reprit sa course. Mais, pendant ce temps, Bessos était arrivé chez lui. Avait fortifié ses murailles. Et attendait Alexandre. Il l'attendit, l'appela et lui lança par dessus la muraille le corps de Darius, la gorge tranchée. Ce geste maladroit rendit Alexandre fou de fureur. Sa colère prit le dessus, palpitant en lui telle un brasier. Elle se communiqua à ses soldats, et ils renversèrent les murs de la ville tel un ouragan renversant un fétu de paille. Et Bessos fut capturé. Et Alexandre laissa déborder sa rage, devint le monstre qui était en lui dans le châtiment qu'il infligea au traître. De ses propres mains, il lui coupa le nez, les oreilles et la langue. Puis, il lui coupa les mains et afin que Bessos ne meure pas tout de suite, il fit cautériser les plaies au fer rouge. Enfin, il lui lia sur le dos, le corps pourri de son compère Barsaentès. Et l'odeur était à la fois celle de la charogne et de la chair brûlée. Et Alexandre le laissa errer ainsi dans les immensités comme un monstre maudit.

Alexandre pouvait être un monstre, mais, parfois, un acte pouvait le remuer profondément comme le montre l'histoire de Tyr. Le conquérant avait pris Tyr et comme il était entré dans la ville, une femme vint vers lui et se mit à marteler son torse avec ses poings. Ces coups qu'Alexandre sentait à peine résonnèrent dans son cœur et aujourd'hui, alors qu'il va mourir, le souvenir de cette femme, de la haine qu'il lui inspirait transperce sa mémoire et représente en quelque sorte pour lui, la mort.

 

 

 

Cette pièce est magnifique, et Tchéky Karyo est un très bon acteur. On se sent transporté dans l'Orient, on sent brûler dans son propre corps la soif d'Alexandre. Ses sentiments se répercutent dans le théâtre. Alexandre le Grand. Personnage mythique, tigre dévoreur d'hommes et d'espaces. Alexandre le Grand qui nous explique son personnage. Alexandre le grand qui réveille notre propre soif, qui réveille notre appétit, qui nous ordonne de bouger et de repousser nos limites. Alexandre le Grand qui s'arrêta devant l'Hyphase et fut vaincu par son armée, par la prière d'un soldat et qui renonça à sa soif.

 

Miléna